Les mouvements tectoniques se préparent sur la durée et libèrent leur énergie subitement. Qui aurait dit il y a quarante ans que le private equity, c’est-à-dire des fonds investissant dans le capital d’entreprises non cotées, occuperait une telle place dans leur financement (au détriment désormais de leur cotation en Bourse) et jouerait un rôle à présent majeur dans leur gouvernance ? Or une réplique longuement préparée s’opère sous nos yeux, cette fois sur les titres de dette plutôt que sur les actions. On a noté cet été avec surprise qu’Air France a pu lever 2 milliards d’euros de dette sans passer ni par les banques ni par l’émission d’obligations sur le marché. Elle l’a fait auprès d’un fonds de dette privée. Et les investisseurs accourent. Aujourd’hui, les levées de tels fonds sont de l’ordre de 200 milliards l’an dans le monde, pour un encours total dépassant les 1.500 milliards d’euros, cinq fois plus qu’en 2010. Ardian, un acteur qui compte désormais en Europe, a levé fin 2022 un fonds de dette privée d’un montant de 5 milliards d’euros alors qu’on le connaissait plutôt comme gestionnaire de fonds investis au capital d’entreprises non cotées.

Tous les segments du monde de la dette sont concernés. La dette privée était au début réservée aux secteurs les plus rentables et les plus risqués, demandant une expertise poussée dans l’analyse de risque : dette mezzanine, financement des fonds LBO (leveraged buy-out), finance spécialisée (aux médias, aux fonds ESG…). Elle couvre désormais les financements d’infrastructures, les fonds de titrisation et maintenant la dette senior.

Vers des répercussions importantes

Quels effets pour les entreprises ? A l’égal du crédit bancaire, la dette privée apporte une flexibilité de financement que n’ont pas les obligations « publiques » (entendez, cotées sur un marché). Celles-ci sont par nature standardisées et ne permettent pas l’inclusion de covenants. La dette privée évite aussi d’avoir des investisseurs dispersés et passifs, comme c’est le cas pour une obligation publique. C’est commode pour la fluidité du dialogue, mais cela peut être plus exigeant et plus intrusif : le créancier devient « activiste », bien davantage que l’est la banque. Enfin, pour les PME, il n’est pas exclu demain que des fonds de dette apportent des solutions par mutualisation d’un portefeuille de prêts.

Tectonique, disions-nous, car les répercussions sur le système financier vont être importantes. Pour le comprendre, faisons comme si le fonds de dette privée était positionné à mi-chemin entre deux extrêmes : le fonds de titrisation d’un côté, la pure banque de crédit de l’autre. Quand elle remet ses créances à un fonds de titrisation, la banque se trouve simple distributeur d’un crédit post-financé par des investisseurs privés. Un lien direct s’établit entre marchés financiers et crédit, ne passant que fugitivement par le bilan de la banque. Le fonds de titrisation fonctionne dans l’idéal en pur autopilote, la sélection de risque restant le fait de la banque. Ce qu’ajoute à cela le fonds de dette privée, c’est une équipe de gestion qui s’occupe de l’analyse du risque et de la commercialisation. Apparaît donc potentiellement un concurrent aux banques. En prévention, beaucoup de celles-ci lancent aujourd’hui leurs propres fonds de dette privée. Mais elles perdent au passage l’analyse de risque, qui est normalement le cœur de leur métier – qu’elles ont eu tendance ces derniers temps à négliger au profit de modélisations statistiques. Les synergies avec le reste des activités bancaires seront donc faibles, surtout si le régulateur impose l’étanchéité la plus grande avec le bilan propre de la banque, comme il l’a fait pour la titrisation. Plus le fonds sponsorisé par une banque réussira, plus il deviendra son concurrent. Le seul avantage pour elles est de ne pas être appelées en comblement de passif en cas de défaut.

Partant à l’autre extrême, le fonds de dette peut être vu aussi comme une banque qui n’aurait aucune activité de dépôt et qui se financerait uniquement sur les marchés. Une sorte de pure banque de crédit sans bien sûr accès à la banque centrale, mais sans la régulation qui pèse sur les acteurs bancaires qui se spécialisent dans le crédit, à savoir principalement une exigence d’adéquation entre actif et passif. Le régulateur semble confiant aujourd’hui que les contraintes d’illiquidité imposées contractuellement par les fonds à leurs clients suffisent à éviter des « ruées » d’investisseurs qui, comme on l’observe pour les ruées bancaires, menacent la stabilité financière. Mais qu’en sera-t-il si la croissance de la dette privée se poursuit au rythme actuel ? La concurrence entre fonds pourrait fort bien s’emballer et pousser à un relâchement des restrictions imposées aux investisseurs. N’oublions pas que les crises de liquidité sur les titres de dette sont plus dangereuses que sur les titres de fonds propres. A la différence d’une dette, une action n’est pas un contrat entre un débiteur et un créancier. Quand une entreprise chute, le porteur de l’action n’a que ses yeux pour pleurer alors que le porteur de la dette cherche le litige s’il n’y a pas de moyens de redressement.

Les fonds de dette se profilent donc comme des compétiteurs redoutables, pour le bien des entreprises à qui s’ouvrent des choix plus larges. La remontée récente des taux changera probablement peu les choses. Elle redonne de l’oxygène aux banques puisque leur financement privilégié, celui venant des dépôts, échappe à ce mouvement de hausse. Mais elle convainc davantage les investisseurs de chercher des placements plus rémunérateurs que les dépôts, quand ils vivaient auparavant le meilleur de deux mondes, liquidité du dépôt bancaire et rendement pas plus mauvais qu’ailleurs.

Verrait-on se réaliser, par cette dynamique encore souterraine, ce qui, dans l’histoire monétaire, a fait davantage l’objet de débats entre économistes que d’une mise en œuvre concrète ? Y aura-t-il dans l’avenir moins d’acteurs financiers dont le bilan fait plaque tournante entre placements à court terme et créances plus longues, la « transformation » des échéances se faisant au sein du marché financier ? Et au contraire des acteurs plus spécialisés, les uns dans la gestion de la monnaie, les autres dans la distribution du crédit ? À suivre.

 

Cet article a été publié sur l’Agefi le 14 novembre 2023.