Quand Schubert composait son quatuor à cordes « La jeune fille et la mort », il fallait pour l’exécuter quatre instrumentistes et 40 minutes de temps. Aujourd’hui, presque exactement deux siècles après, il faut toujours quatre instrumentistes et 40 minutes de temps. Gain de productivité sur la période pour ce service artistique hautement prisé ? Zéro ! Voilà qui est bien embêtant. Car, entre-temps, la productivité du travail moyenne de tous les autres biens a crû considérablement et l’on sait que sur la durée la rémunération, y compris supposons-le celle de nos quatre musiciens, a augmenté comme la productivité d’ensemble de l’économie. En conséquence, la musique de chambre est de plus en plus coûteuse, relativement à tous les autres biens.

C’est ce qu’expliquait en 1962 l’économiste William Baumol à la Ligue américaine des orchestres symphoniques qui s’étonnait que les salles de concert fussent structurellement déficitaires et qui l’avait mandaté sur le sujet. Il n’y a guère de solutions à cette malédiction, répondait-il. Qui recommanderait de supprimer un violon ou de jouer l’œuvre en 10 minutes au triple galop ? Il faut que cela s’ajuste quelque part : soit le théâtre accepte des pertes récurrentes et trouve un soutien étatique ou de généreux donateurs, soit il paie mal ses musiciens, soit les deux (de fait, les musiciens d’orchestre sont très mal payés au regard des longues années d’étude qu’exige leur discipline, si l’on excepte quelques stars qui se détachent devant les médias, en soliste le plus souvent).

Que le prix relatif de la place de concert ne fasse que s’élever, cela ne condamne pas forcément la musique classique à disparaître des spectacles vivants. En effet, les gains de productivité obtenus par ailleurs dans l’économie assurent à la population un pouvoir d’achat sans cesse croissant. C’est un effet revenu qui permet toujours aux amateurs de « consommer » de la musique de chambre, et même davantage qu’autrefois. On a ici l’exemple rare d’un bien dont le prix croît en même temps que le volume consommé. Et de fait, l’État subventionne largement la musique et les arts vivants, sauf à voir une activité sociale indispensable réservée à une toute petite élite.

Or un quatuor à cordes n’est qu’un exemple parmi de nombreux biens et services qui subissent cet effet Baumol (le nom par lequel on le désigne). C’est vrai de tous les spectacles vivants, depuis l’acteur jusqu’au cracheur de feu dans la rue. Plus important, c’est vrai aussi de biens de base comme l’éducation, la santé, le soin à la personne, la culture, la restauration, etc. Il y aura pour longtemps encore 22 élèves par classe dans le primaire en France, et l’on songe plutôt, baisse démographique aidant, à passer à 19 élèves comme dans le reste de l’UE. Les gains de productivité sont donc problématiques, sauf à dégrader le service. Il en va de même pour la santé, sachant en plus l’aspiration du public à une médecine à la pointe de la technique.

Il n’échappe à personne que les domaines de la santé, de la culture et de l’éducation, affectés par cette loi des coûts croissants, sont assurés par l’État, directement ou indirectement, en partie ou totalement. S’il est vrai que de nombreux biens doivent être distribués par le marché, c’est-à-dire en fonction de l’aptitude que les uns et les autres ont à les payer, ce ne peut être le cas de ces biens essentiels. L’égalité de statut et de dignité compte et, de façon plus « utilitaire », le pays a besoin d’une population bien formée et en bonne santé. « Si vous pensez que l’éducation coûte cher, disait Abraham Lincoln, essayez l’ignorance ! » C’est bien ce qui explique cette immanquable tendance à la hausse des dépenses publiques dans le PIB qu’on a observée, à des degrés divers, dans tous les pays du monde.

Comment alléger cette contrainte, sinon en sortir ? D’abord, en poussant au maximum les gains de productivité là où c’est possible dans les missions que remplit l’État. Par exemple, les tâches bureaucratiques sont pour l’essentiel du maniement d’information, un secteur où les gains techniques ont explosé. Ensuite, il faut défier la fatalité qui veut que les innovations soient faibles en éducation, en santé et dans la culture. Les progrès dans les techniques chirurgicales en sont un exemple qui allège aujourd’hui les frais hospitaliers. Internet, l’IA ou Zoom ont le potentiel, après probablement de nombreux essais et erreurs, de renouveler les techniques d’apprentissage, certainement pour les études secondaires et à l’université. Un opéra de Verdi – mais peut-être pas un quatuor de Schubert – peut être joué au Stade de France comme le fait Taylor Swift que l’État n’a pas besoin de subventionner.

Et, à défaut, il faudra bien que le contribuable accepte de payer une part plus forte de son revenu pour ces services.

 

Cet article a été publié sur Option Finance le 7 septembre 2023.