Le consensus semblait acquis. Y compris même chez les banquiers centraux occidentaux. Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, urgeait ses pairs de la BCE de presser le pas. Il fallait mettre en place la monnaie numérique banque centrale (MNBC). Et les arguments étaient à peu près partagés : c’est une avancée majeure en terme d’efficacité et de coût du système des paiements ; les billets sont promis au déclin et il manquera alors une monnaie banque centrale disponible pour le public ; la politique monétaire en a besoin parce qu’il est commode d’affecter un taux d’intérêt à la MNBC et non aux billets ; ne pas faire la MNBC, c’est laisser la place à des monnaies numériques privées, sans contrôle public, et, comme toujours, ne pas la faire, c’est laisser la Chine, déjà en avance sur la question, dérouler dans le monde le renminbi. Bref, faire la MNBC, c’était garder le contrôle.

 

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Mais voici que les adversaires du projet retrouvent une nouvelle vigueur. Et pas n’importe lesquels. Stephen Cecchetti et Kim Schoenholtz sont des universitaires respectés dans le monde feutré des banques centrales.

Leur argument est exposé clairement dans un papier de Vox-EU. Ils disent : avec la MNBC, on court tout simplement vers une déstabilisation complète du système financier. Pas moins.

 

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La logique est la suivante. La MNBC présente une facilité incomparable : elle bénéficie, tout comme les billets, de la propriété de cours légal, elle est infiniment liquide, elle est libre de tout risque de défaut. Aucun instrument monétaire ne lui est supérieur. Si de plus, elle est rémunérée, quel est l’intérêt de conserver des dépôts à vue auprès du système bancaire.

Certes, ajoutent-ils, on peut toujours faire en sorte que les taux d’intérêt servis par la banque centrale restent inférieurs à ceux que serviront les banques privées. Mais que se passera-t-il en cas de crise financière ou de menace de crise financière, comme on en connaît assez régulièrement ? Le besoin de sécurité l’emportera très largement sur le maigre avantage de rémunération offert par les comptes à vue, de sorte qu’on risque alors, et violemment, un transfert massif de l’ensemble des comptes à vue vers le bilan protecteur de la banque centrale. En clair, une ruée bancaire, le mal absolu du point de vue de la stabilité financière.

Donc gardons-nous-en. Il vaut mieux préserver la séparation actuelle, où la monnaie de gros est gérée entre la banque centrale et les banques commerciales (sous forme complètement numérique, d’ailleurs), et où la monnaie de détail est le quasi-seul apanage des banques commerciales (à l’exception des billets qui, bien que marginaux, resteront longtemps encore en usage).

Il serait présomptueux de vouloir trancher le débat ici. Notons simplement deux types de réponse, l’une absolutiste, l’autre plus pragmatique.

La réponse absolutiste a été donnée dans ces colonnes par John Cochrane. Lui se réjouit précisément que la MNBC soit à ce point efficace et qu’elle puisse déloger les banques commerciales de leur rôle de pourvoyeuse de monnaie au détail. C’est pour lui le retour à un système financier plus sûr, où coexistent des banques chargées de gérer les transactions, en relais de la banque centrale, et des banques de crédit, mais qui n’auront plus le pouvoir de création monétaire pour se financer.

La réponse pragmatique est qu’il existe quantité de façon de limiter le risque signalé : aujourd’hui, par exemple, l’usage des billets est restreint ; on ne peut faire de transaction en cash au-delà d’un certain montant. Il est donc acceptable, du moins en un premier temps, de définir un plafond individuel de MNBC disponible, laissant une large place aux comptes à vue bancaires. Dans un autre papier de Vox-EU, Eric Monnet, Angelo Riva, et Stefano Ungaro montrent, prenant l’exemple d’un événement monétaire dans la France des années 1930, l’efficacité d’une telle mesure dans la prévention des ruées bancaires. De la même façon, les transactions, en un premier temps, peuvent être réservées aux opérations entre résidents d’une même zone monétaire, laissant leur place aux virements internationaux entre banques privées, ceci parce qu’il est vrai qu’une MNBC dans une monnaie forte, comme le dollar, l’euro ou le renminbi, a le pouvoir de « dollariser » en un coup le système de paiements des pays à revenu intermédiaire et de neutraliser instantanément leurs banques centrales.

Le « en un premier temps » est là pour permettre la reconfiguration qui s’impose au système bancaire et au système parabancaire. Parce qu’après tout, ce sont les dépôts à vue qui portent les germes des crises de liquidité. On peut tout à fait bien les transformer en dépôts à terme perdant une partie de leur liquidité si un substitut efficace se présente.

Un argument fort des tenants de la MNBC est la concurrence qui va venir des monnaies privées, pas tant des crypto-actifs comme le Bitcoin, que des « monnaies stables » comme le futur Diem de Facebook. Elles ont tout autant que la MNBC le potentiel de déstabiliser les systèmes de paiement des pays émergents. À cela, Cecchetti et Schoenholtz répondent que les banques centrales ont tout l’attirail qu’il faut pour réguler et border ce type de risque. On a envie de répondre à notre tour : si l’attirail existe, il peut tout autant être utilisé pour réguler et border la MNBC.

 

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