Le financement des services de santé diffère selon les pays. Pour prendre les cas polaires, certains comme les États-Unis financent la santé via un système d’assurances privées mises en concurrence. D’autres, comme le Canada, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la France, disposent d’un « payeur unique », c’est-à-dire d’une caisse d’assurance en situation de monopole, couplée en général avec l’obligation de s’assurer (comme c’est le cas pour l’assurance automobile). Appelons ça une sécurité sociale ou couverture santé universelle. En pratique, les systèmes ne sont pas si « polaires » que ça. La France par exemple accepte la présence de compagnies d’assurance privées ou plus fréquemment des mutuelles de santé à but non lucratif, qui offrent des couvertures santé au-delà de ce que couvre la Sécu ou CNAM. Les États-Unis, à l’autre extrême, ont un système d’aide sociale important à la fois pour les personnes âgées (Medicare) et pour les personnes démunies (Medicaid). De plus, la réforme dite Obamacare, tout en restant dans un régime d’assurances privées, impose la fourniture d’une couverture santé de base, avec « mandat individuel », c’est-à-dire obligation de cotiser. Le Chili est un cas intéressant où coexiste en parallèle une sorte de Sécu publique, la Fonasa, et des acteurs privés proposant des plans de santé, les Isapres. Les deux systèmes sont financés par une cotisation obligatoire et universelle, à laquelle s’ajoute, s’agissant des Isapres, une cotisation supplémentaire.

Pour la suite de cette discussion, il faut bien sûr distinguer le financement de la santé de la production des services de santé. Cette dernière est exercée par des acteurs tant privés (médecins et cliniques) que publics (hôpitaux) dans la plupart des pays, le Royaume-Uni se distinguant peut-être par le fait que la production est largement dans les mains du NHS, une entité publique.

 

Quel est le régime de financement optimal ?

La question est redoutable et très chargée politiquement. Mais les spécialistes conviennent en général que le système adopté par les États-Unis est fortement dysfonctionnel, y compris après la réforme Obamacare, le débat portant sur la responsabilité qu’y occupe le mode de financement.

La statistique assez grossière que fait figurer le tableau suivant aide à le voir. Elle résume la qualité d’un système de santé à l’espérance de vie de la population couverte et met en regard le budget total, privé et public, par personne dans le pays.

 

 

La relation est paradoxalement presque inverse, sans qu’il y ait forcément de lien de causalité, les systèmes étant assez différents quand on regarde dans le détail. Le graphique ci-dessous met toutefois en évidence les situations extrêmes des États-Unis et du Japon (payeur unique public).

 

 

Le Royaume-Uni est également un peu hors-champ, avec une dépense faible correspondant à une « performance » basse, bien que nettement meilleure que celle des États-Unis. Il faudrait évidemment, dans ce dernier pays, faire la part de l’extrême discrimination dans l’accès à la santé, malgré l’introduction d’Obamacare. Il reste encore 9,6% de la population entre 0 et 64 ans non couverte par un quelconque système de couverture santé. Le chiffre était de 17,8% en 2012, de sorte qu’on peut dire que Obamacare a fait rentrer 8% des gens dans la population assurée.

Recensons les défauts attribués généralement à un système de financement par assurances privées non strictement régulées.

1- Le principal tient à une insuffisance bien connue de tout marché d’assurance, à savoir, selon le terme technique, l’antisélection.  En effet, les personnes qui s’estiment à peu près en bonne santé n’ont pas intérêt à prendre une couverture d’assurance complète et donc coûteuse. C’est l’inverse pour les gens à risque plus élevé. Si la compagnie d’assurance n’a comme clients que des personnes à risque élevé, elle ne peut subsister, par défaut de solvabilité de sa clientèle, d’autant que l’état de santé est assez corrélé avec la situation économique de la personne. Or, à vendre ses polices au prix moyen qui reflète à la fois les bons et les mauvais risques, elle fait fuir les bons risques qui trouvent la police trop chère et voit les mauvais risques affluer. Cela met la compagnie en déficit ou lui fait perdre des parts de marché. Par ricochet, c’est au final tout le marché de l’assurance santé qui peut se dérober. Aurait-elle comme solution de pratiquer la « discrimination tarifaire », offrant des polices meilleur marché aux bons risques et plus coûteuses aux mauvais risques ? Cela suppose de bien connaître les risques individuels, sans intrusion excessive dans la vie privée de ses clients, puis de mettre en place des préconditions à l’accès à tel ou tel type d’assurance, ce qui suppose de connaître l’histoire médicale du client. Beaucoup de gens n’y trouvent plus leur compte tandis que d’autres n’ont de toute façon plus les moyens de s’assurer. Notons que le développement du big data, c’est-à-dire d’un instrument d’investigation bien plus puissant sur les conditions de santé des gens, rend plus aigu le débat sur les préconditions. (L’assureur peut forcer le client à révéler son information cachée, par exemple en offrant deux types de contrats, l’un peu coûteux mais à couverture très faible, l’autre plus cher mais couvrant mieux le risque. Par simple observation de la décision prise, l’assureur a une idée de l’état de santé vécu subjectivement par le client.)

Le clivage s’opère aussi entre jeunes et vieux : le jeune actif ressent peu le besoin de s’assurer, tandis que la personne âgée s’assurera, mais fort cher. Il n’y aura plus de mutualisation du risque santé le long de la vie. Dans une logique de pleine responsabilité individuelle et de rationalité complète des gens, il suffirait bien sûr que le jeune soit prévoyant et épargne dans la perspective de ses vieux jours. Mais on reconnait ici une vision assez naïve et idéologique.

Il n’en va pas complètement ainsi aux États-Unis. Par tradition, c’est l’entreprise qui fournit une grosse part de la protection santé de ses salariés. Or l’entreprise exerce une sorte de mutualisation intergénérationnelle quand elle fait couvrir, à prix à peu près unique, l’ensemble de son personnel. Mais c’est alors pour elle une incitation à ne pas trop « se charger » d’un personnel âgé ou avec enfants si elle veut minimiser le coût de l’assurance. Et de toute façon, toute une frange de la population, mal employée ou non employée – on sait que le taux d’activité masculin est très bas aux États-Unis – échappe à ce subventionnement privé.

2- La concurrence masquée. On observe qu’il est de l’intérêt des assureurs de rendre le moins transparent possible leurs offres respectives. On a donc sur un tel marché une profusion de plans de couverture que le client a du mal à comparer entre eux. On le voit en France avec nos mutuelles de santé

3- La concurrence par les coûts. C’est un phénomène classique quand le marché est de taille finie et que la demande de santé, de par son côté prioritaire, est peu élastique au prix. L’assureur a le choix suivant : soit baisser le prix de sa police d’assurance espérant ainsi faire venir le client ou bien investir commercialement dans la recherche de clients nouveaux, qui sont autant de clients perdus par les concurrents. En pratique, c’est la seconde option, moins coûteuse, qui est en général retenue. Car on rappelle que la demande est fixe et peu élastique : baisser ses prix est une perte immédiate et durable, alors qu’investir en efforts commerciaux peut être répercuté dans les prix puisque les concurrents feront de même. Notons enfin que la multiplicité des prestataires de financement accumule les coûts administratifs du système.

4- La question du tiers payant. C’est une caractéristique de tout système de financement de la santé, par monopole public ou par marché concurrentiel. Le prestataire de santé, le médecin par exemple, est indirectement ou même directement  payé par l’assureur. Le client devient indifférent au prix demandé par son médecin – ou n’est pas en état de s’insurger devant un tarif abusif. C’est un puissant motif inflationniste sur les coûts et les volumes qui vaut aussi pour les médicaments. Une solution immédiate est le monopole qui est en mesure de contrôler et de fixer les prix, d’où les débats auxquels on assiste en France au moment des revalorisations des tarifs des généralistes. Il s’est constitué aux États-Unis des courtiers intermédiaires entre assureurs et producteurs dont le rôle théorique est de pousser les assureurs à baisser leurs prix et donc à faire pression sur les producteurs de services. Mais il semble que le système serve surtout à ce que ces courtiers captent une partie de la rente.

Obamacare est une intrusion forte sur le fonctionnement du marché. On laisse des assureurs privés en concurrence, mais on impose pour une classe de clientèle 1- une offre de couverture santé unique et raisonnablement large, 2- sans précondition et 3- à tarif unique. Ensuite, pour éviter l’antisélection mentionnée précédemment : 4- obligation de s’assurer ou mandat individuel, comme pour l’assurance auto. Comme l’obligation est universelle, embrassant toute la population, salariée ou non, on retrouve alors le risque qu’à inclure les populations marginales, le coût de l’assurance soit jugé trop important pour certains, provoquant un rejet de leur part. D’où 5-, une aide publique à l’achat d’assurance pour les bas revenus ou les démunis, ce qui prend la forme d’une extension de Medicaid, le système décrit plus haut.

Le système reste compliqué, ce qui pour certains milite pour le passage à un payeur unique en situation de monopole. Sagement, Obama a préféré ne pas tenter cette bataille, qu’il aurait perdue.

 

Un regard sur la France

C’est le système du payeur unique qui prévaut en majorité, ce qui limite sans les éliminer complètement beaucoup des problèmes mentionnés plus haut. Ajoutons comme avantages la capacité à collecter une masse d’informations épidémiologiques d’une richesse sans comparaison avec ce que peuvent obtenir des assureurs dispersés et de permettre des mutualisations (par exemple entre jeunes et vieux) qu’il serait difficile de réaliser par d’autres moyens, y compris par subvention venant du budget de l’État.

Mais le système évolue. On observe une extension croissante du domaine des mutuelles et des compagnies d’assurances, particulièrement pour la médecine de ville, suite à certains retraits de la Sécurité sociale pour des raisons dites budgétaires. Ce système mixte pose en l’état certains des problèmes mentionnés plus haut, dont en particulier des coûts administratifs et de surveillance élevés. Selon des chiffres un peu anciens (2018), le fonctionnement de la CNAM coûte 6,5 Md€ alors qu’elle couvre 78,1% des dépenses de santé en 2018. Le coût de gestion des mutuelles (et de plus en plus des assureurs privés) est identique, soit 6 Md$ alors qu’elles ne couvrent que 13,4% des dépenses (les patients assurent 7% en reste à charge et l’État le reste à 1,5%). Ce n’est guère étonnant, tout dossier traité par la CNAM est à nouveau traité par la mutuelle, et ceci sans les effets d’échelle de la CNAM. Ces coûts pourraient être limités par des fusions entre mutuelles, voire en constituant un second monopole ou par fusion avec la CNAM. On devine la chaleur du débat à ce sujet.