Pourquoi se soucier des générations à venir ?
Quelles sont, en vérité, nos bonnes raisons de démentir la blague de Groucho Marx : « Mais pourquoi s’occuper des générations à venir ? Est-ce qu’elles se sont occupées de nous ? » Eh bien, voici aujourd’hui un chantier très actif de la philosophie morale, cette branche de la philosophie que certains accusent de bavardage, mais qui pourtant au fil des siècles a changé en profondeur nos sociétés, leur permettant d’être plus ouvertes et inclusives.
À cette question, on pourrait répondre rapidement : nul besoin de philosopher, on aime nos enfants et nos petits-enfants et ce qui peut leur arriver nous concerne au premier chef. Oui, nos enfants et petits-enfants, mais allons-nous vraiment au-delà ? Il est frappant de voir que nos sociétés ont très fortement élargi leur horizon spatial, en raison de la mondialisation et de l’incroyable ouverture des moyens de communication. Ce qui arrive sur les côtes libyennes ou au Maroc ces jours-ci nous concerne bien plus que cela aurait été le cas il y a un siècle. Mais cela semble se faire au détriment de notre horizon temporel qui s’est rétréci. Nos sociétés sont dans la trépidation du moment présent. À l’époque, quand démarrait le chantier d’une cathédrale, on partait pour un siècle et demi de travaux. Nous vivons beaucoup plus longtemps qu’autrefois ce qui nous donne l’impression de traverser l’histoire à nous tous seuls. Nous prêtons beaucoup moins qu’autrefois l’attention à nos ascendants et à nos morts. Le 1er novembre était une date majeure autrefois dans le calendrier de l’année et le culte des morts était très vivace dans des sociétés comme la Chine, avec un sentiment très vif de la transmission entre générations. Tout cela s’est atténué aujourd’hui.
Parmi une immense littérature, je retiens en particulier l’ouvrage de Samuel Scheffler, Why Worry About Future Generations?, Oxford University Press, 2018. Un premier courant de pensée sur cette question, dit Scheffler, nous vient des philosophes utilitaristes, très actifs dans le monde anglo-saxon et en vogue chez les économistes. Le principe de base pour eux est la recherche du bien-être maximum pour la population. Il faut leur reconnaître d’avoir été les premiers à étendre le cercle de ce qu’on entend par « population » : tous les humains vivants aujourd’hui, mais aussi ceux qui vivront demain. Ce sont eux aussi à qui l’on doit l’ouverture à des problématiques plus larges tel que les droits moraux des animaux et autres espèces vivantes au-delà de l’humain.
Il y a toutefois certaines contradictions dans cette approche. Doit-on penser au bien-être total, ce qui signifierait qu’une population humaine toujours plus nombreuse remplirait l’objectif, au risque d’une dégradation du bien-être individuel de chacun ? Ou bien, pour corriger ce défaut, du bien-être moyen, ce qui nous fait tomber dans le paradoxe de privilégier une forte décroissance démographique pour que chacun de nous soit plus à l’aise dans le futur – un argument qui plait à certains écologistes ? Allons même plus loin dans le sens de ce qu’on entend souvent chez les nouvelles générations qui disent refuser d’avoir des enfants pour ne pas leur faire supporter de vivre sur une planète dégradée. Imaginons stopper la natalité d’un seul coup et de notre propre chef. Nous pourrions alors, nous les dernières générations à vivre, nous en mettre plein la lampe sans nous soucier outre mesure de la planète, sachant qu’une fois débarrassée de cette espèce invasive qu’est le genre humain, notre Terre, notre Gaïa, saura vite – elle a le temps pour elle – récupérer les quelques dommages que lui font subir ces vulgaires acariens qui s’avisent de la gratter à la surface.
Un remarquable film a été tiré d’un roman de P.D. James : Les fils de l’homme, de Alfonso Cuarón (2006). Il repose sur une hypothèse proche. D’un coup, les naissances nouvelles s’arrêtent, non par choix délibéré des humains mais parce qu’un malheur imprécisé stoppe la fécondité des femmes. L’hypothèse permet de poser la question morale sous un autre angle. Aimerions-nous une telle société ? À y réfléchir, une grande part de notre envie de vivre à nous humains d’aujourd’hui, vient de la volonté de nous inscrire dans le temps, de bâtir des choses durables, de transmettre des connaissances. Nous sommes des êtres à projet, ne serait-ce que pour bafouer la mort. À quoi servirait-il de rédiger des manuels de classe, de composer des œuvres, de faire de la recherche sur le cancer si nous n’avions pas intimement en nous l’idée que cela va durer, qu’on travaille pour les autres. Une dépression profonde et généralisée s’installerait. Pour répondre à Groucho Marx, il est de notre intérêt aussi de penser aux générations futures.
On a là un premier aspect de la réponse. Mais nous avons aussi profondément inscrit en nous — même si l’agitation de nos sociétés modernes l’étouffe — le souci de cette transmission entre générations, celui de la survie active, de la volonté de vivre et non pas en tant qu’individu, mais en tant qu’espèce qui se reproduit par simple force vitale, en harmonie avec le mouvement de la nature. Ainsi, l’approche philosophique devient déontologique, sur le modèle de la Règle d’or : « Ne fais pas à ceux qui vivront demain ce que tu n’aurais pas voulu que ceux qui vivaient hier te fassent ». Ou bien elle relève du contrat social étendu vers le futur : « Mis fictivement derrière un voile d’ignorance, il doit t’être indifférent de naître à une génération ou à une autre ». Notons que c’est au travers de ce type de raisonnement que les économistes du GIEC établissent ce que doit être le taux d’actualisation pour le calcul financier intergénérationnel.
À titre personnel, il y a probablement quelques périodes que j’éviterais, comme le XIVe siècle eu Europe, avec la Grande Peste et la Guerre de 100 ans. Mais je m’arrangerais au fond de moi qu’on veille à ce que le XXIIe siècle ne soit pas pire que le XXIe siècle où j’ai le hasard et, tout bien pesé, le plaisir de vivre aujourd’hui.