La Bourse de Londres

Il y a belle lurette que les Bourses ne sont plus des services publics, et que ceux qui y travaillent ne sont plus des officiers ministériels, comme l’étaient les agents de change du temps jadis. La cotation en Bourse des bourses en a fait des entreprises comme les autres qui se concurrencent entre elles pour attirer les entreprises qui souhaitent se faire coter en Bourse, et les investisseurs. Les Bourses sont en fait devenues des entreprises de services informatiques dont la diversification dans la donnée est souvent la principale activité et la plus lucrative.

Face à une désaffection des entreprises pour la cotation à Londres du fait de la montée du private equity[1] et de l’importance grandissante du secteur de la technologie qui privilégie une cotation aux États-Unis, un récent rapport a proposé que la Bourse de Londres réduise ses exigences en matière de gouvernance. Deux principales propositions sont emblématiques et visent spécifiquement les entrepreneurs de la tech : accepter la cotation d’entreprises avec des droits de vote pluraux et une mise en Bourse de seulement 15 % du capital, contre les 25 % aujourd’hui requis à Londres. D’autres mesures plus techniques sont prévues et pourraient trouver à s’appliquer d’ici la fin 2021, en particulier en revenant sur la suspension des cours du SPAC[2] quand celui-ci annonce avoir trouvé sa cible.

Ainsi, les actionnaires contrôlant pourraient-ils céder moins de titres lors de leur introduction en Bourse, ce qui dans un marché haussier est la garantie de pouvoir vendre à un prix plus élevé les 10 % non cédés alors ; et garder le contrôle de leur entreprise grâce à des actions A (un droit de vote) voire C (aucun droit de vote) pour les nouveaux actionnaires, et B (10 droits de vote), ou D (20 droits de vote) pour eux. Toutefois, cette dernière faculté ne serait valable que pendant cinq ans avant de revenir au droit commun : une action égale un droit de vote.

Que la Bourse de Londres ne se leurre pas, ce n’est pas parce qu’elle dégraderait ses standards d’admission qu’elle pourrait regagner du terrain sur New York ou éviter d’en perdre sur Amsterdam. On est malheureusement dans un domaine où la mauvaise monnaie chasse la bonne, comme la Bourse de Hong Kong l’illustre. En ayant refusé à Alibaba des dérogations à ses règles de gouvernance en 2014, Hong Kong a perdu la cotation du géant de l’e-commerce au profit du NYSE. Et quand elle les a ensuite abaissés, elle n’est pas pour autant devenue le centre d’attraction des candidats chinois à la cotation, New York l’est resté compte tenu de niveaux de valorisation plus élevés.

Si l’on peut comprendre que le ou les fondateurs d’une start-up ait besoin de se sentir « chez lui », même après plusieurs tours de dilution, pour donner le meilleur de lui-même, et que l’on puisse déconnecter à cet effet droits financiers et droits de vote, on a un peu plus de mal à le comprendre pour une entreprise cotée qui, la plupart du temps, a trouvé son modèle économique. On remarquera d’ailleurs que même pour une start-up non cotée, on ne trouve pas usuellement un système aussi avantageux que des actions à dix ou vingt droits de vote.

Et ce système n’est pas théorique. Si à l’assemblée de Google de 2019, 92 % des titulaires d’actions A ont demandé le retour à la règle une action = un droit de vote, les deux fondateurs de Google détenant chacun entre 5 et 6 % des actions ont voté contre, et devinez quoi ? Avec 51,3 % des voix à eux deux, la résolution a été repoussée. De même en 2020, quand une majorité des investisseurs a estimé qu’une rémunération de 281 M$ pour le PDG Sundar Pichai, certes pour l’essentiel liée à la performance boursière de Google, mais représentant 1 085 fois la rémunération médiane chez Google de 259 000 $, c’était trop. Rémunération néanmoins approuvée grâce aux voix des deux fondateurs détenant 11 % des actions. Sundar Pichai est sans aucun doute un très grand manager. Mais quel est son plus mérite, sinon d’avoir choisi Google comme employeur en 2004, une firme qui a développé et consolidé depuis des années des positions de monopole ou de quasi-monopole lui permettant d’obtenir des profits… de monopole.

Et on ne peut pas s’empêcher de penser que de telles rémunérations, qui ne témoignent pas d’un sens de la satiété et de la responsabilité, ne peuvent qu’attiser la frustration, le ressentiment et miner le consensus social dont toute société a besoin.

Annonces en série de changement de gouvernance

Les annonces en série par des entreprises d’un changement de leur gouvernance en 2021, avec un PDG qui devient simple Président du conseil d’administration, et la nomination d’un directeur général (L’Oréal, Saint Gobain, Bouygues, Danone) au sein du CAC 40 et en dehors (Valeo, Scor) ne sont pas, à notre avis, une nouvelle tendance, comme parfois présentées, mais le fruit d’hasards de calendrier.

La mutation du PDG en un simple président du conseil pour quelques années est inconcevable au Royaume-Uni, nécessite une vacance de deux ans en Allemagne, mais est une pratique française bien établie. Elle a montré dans le passé qu’elle pouvait être efficace pour rassurer les investisseurs quant à la succession d’un patron emblématique (Thierry Desmarest chez Total, Lindsay Owen-Jones chez L’Oréal, Jean-Louis Beffa chez Saint Gobain, etc.) qui fait monter à la direction générale un personne qu’il a formée, et souvent choisie (Patrick Pouyannet, Jean-Paul Agon, Pierre-André de Chalendar), et qui a vocation aux bout de quelques années à réunir sur sa tête de nouveau les deux fonctions, le Président quittant alors définitivement le groupe.

Il présente probablement moins de risques de blocage de la gouvernance qu’un schéma où un DG et un président qui ne se sont pas choisis doivent travailler ensemble, surtout si le président entend dans les faits ne pas se limiter à la présidence du conseil d’administration (Engie).

Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, beaucoup dépend du tempérament des hommes et des femmes en cause et de la force et détermination des administrateurs. Raison de plus d’être pragmatique et de mettre toutes les chances de son côté, pour faire face à un changement que le passage du temps rend inévitable, en pouvant choisir entre plusieurs modalités, sans que l’une soit nécessairement la règle qui s’impose dans toutes les situations.

 

Lire aussi : Les nouvelles approches de la gouvernance des entreprises

 

Danone

Un lecteur naïf pourrait s’étonner que deux fonds d’investissement détenant l’un 3 % et l’autre moins de 5 % du capital de Danone aient pu obtenir un changement de gouvernance aussi fort que celui de confier la direction opérationnelle du groupe à un manager à recruter à l’extérieur, pour la première fois depuis la création du groupe en 1919, et au départ du PDG en poste depuis 2017.

En fait, ces deux fonds ont dit haut et fort ce que beaucoup d’autres investisseurs pensaient depuis un certain temps sans oser critiquer publiquement « la cathédrale de Chartres »[3]. Ce n’est pas une attaque en règle des investisseurs anglo-saxons contre la première entreprise du CAC à avoir adopté un statut d’entreprise à mission[4]. Adoption votée à plus de 99 % par les actionnaires l’an passé, dont probablement par ces investisseurs qui n’hésitent pas à se faire entendre, comme ils en ont le droit, sans pour autant chercher à déstabiliser l’entreprise par des manœuvres déloyales comme d’autres fonds activistes.

 

Lire aussi : L’effet des fonds activistes sur les performances

financières et sociales des entreprises

 

C’est une critique contre des performances opérationnelles (moins de croissance, marges plus faibles, acquisition payée trop cher) qui, dans la durée, sont moins bonnes que celles de Nestlé et Unilever, et qui posent naturellement des problèmes de gouvernance et de choix du pilote. Quand la critique vient d’un fonds d’investissement fondé par l’ancien PDG de Bulgari qui, de l’introduction en Bourse à la cession à LVMH, a fait croître les ventes de 28 % par an pendant seize ans et a délivré un TSR de 17 % par an à ses actionnaires, elle a plus de chance de porter que si elle venait d’un financier lambda. Depuis la nomination d’Emmanuel Faber à la direction générale de Danone en octobre 2014, le cours de Nestlé a progressé de 42 %, celui de Unilever de 37 % et celui de Danone de 0 %, tous les trois avec un taux de rendement du dividende de 3 % l’an environ. Sans émettre d’avis sur les performances du management, nous considérons comme sain que les actionnaires puissent s’exprimer dessus et exercer leur droit d’orienter la gouvernance.

Pour reboucler avec le sujet précédent, proposer la dissociation des fonctions de directeur général et de président du conseil et confier ces dernières à l’ancien PDG n’a de sens, nous semble-t-il, que lorsque celui-ci peut se targuer d’un parcours et de performances sans reproches et d’un âge qui ne laisse pas de doute quant à sa capacité à prendre le recul nécessaire et à ne plus vouloir être dans l’opérationnel. À défaut, c’est l’assurance de problèmes à venir, situation que le conseil d’administration de Danone a mis quinze jours à comprendre avant de trancher dans le vif, heureusement avant qu’ils ne se produisent concrètement. Parfois, faire des changements compliqués nécessite de s’y prendre (volontairement ou involontairement) à deux fois.

Terminons en saluant l’élégance d’Emmanuel Faber qui n’a pas voulu encombrer son départ des tartufferies trop souvent lues dans les communiqués de presse les annonçant (« départ pour convenances personnelles ») et qui avait renoncé de longue date à des indemnités de départ et à une retraite chapeau que l’on espère être d’un autre âge.

 

Du même auteur : Commentaires sur l’actualité financière

 

[1]  « Danone, c’est la cathédrale de Chartres, et on n’achète pas la cathédrale de Chartres », affirmait son fondateur, Antoine Riboud.

[2] Voir La Lettre Vernimmen.net n° 185 de janvier 2021.

[3] Voir La Lettre Vernimmen.net n° 186 de février 2021.

[4] Voir le chapitre 43 du Vernimmen 2021 ou les Lettre Vernimmen.net de juin et juillet 2020, nos 180 et 181.

 

 

Cet article a été publié dans la Lettre Vernimmen n°187. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

 

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