Le gouvernement entend faire discuter à la session d’automne du parlement une nouvelle loi sur l’immigration dont un des volets, déjà fortement contesté par une partie des députés, faciliterait la régularisation des immigrés dans les métiers dits « en tension ». Il ne s’agirait pas uniquement des classiques métiers de haute expertise, comme dans l’informatique, mais de métiers peu qualifiés comme l’hôtellerie-restauration, le bâtiment, la propreté, etc., où de nombreux postes à pourvoir restent vacants. Les branches professionnelles en question y poussent activement.

Le climat politique est éruptif sur ces questions en France, de sorte que le futur de cette loi est incertain. L’un des arguments majeurs que les opposants à cette régularisation font valoir est qu’elle se ferait au détriment des travailleurs français, tant sur leurs salaires que sur leurs possibilités d’emploi. Que peut-on dire à ce sujet ?

On dispose d’une formidable expérience naturelle à cet égard en France. Suite à l’élection de François Mitterrand à l’Élysée en 1981, le gouvernement a fait voter une régularisation des travailleurs sans papiers, sous réserve qu’ils soient entrés dans le pays avant le 1er janvier 1981 et qu’ils disposent d’une activité salariée d’au moins un an. Le programme a permis de régulariser 131 360 personnes, en majorité des hommes vivant majoritairement en Île-de-France. Dans cette région, ils représentaient 12 % de la main-d’œuvre immigrée, 2 % de l’ensemble des travailleurs parisiens et près de 1 % de l’ensemble des travailleurs français. Il s’agissait surtout de travailleurs quasiment tous non qualifiés.

Deux chercheurs, George Borjas et Anthony Edo, viennent de publier une analyse poussée des impacts de la mesure sur le marché du travail français. Pierre Cahuc en fait une courte recension dans Les Echos.

Quelles en sont les conclusions ? D’abord, l’emploi des travailleurs immigrés a crû, et très au-delà des seuls régularisés. Ensuite, plus surprenant, c’est le cas aussi de l’emploi des travailleurs français. Enfin, les salaires ont crû pour l’ensemble des travailleurs non qualifiés, français et étrangers. Les auteurs arrivent même à isoler un effet favorable sur l’activité, que les auteurs chiffrent à 1% du PIB.

Par quel mécanisme se développent ces effets ?

Traditionnellement, il est dit que la régularisation des immigrés joue assez peu sur l’emploi des travailleurs français, y compris peu qualifiés, parce que ces derniers sont réticents à accepter les postes vacants dans certains secteurs peu qualifiés, tels la restauration ou la construction. Ce point est discutable car la réticence à occuper ces emplois peut tout autant venir du niveau de salaire et des conditions de travail proposés.

Un meilleur argument tient aux effets d’offre par lequel un nouveau travailleur crée sa part de richesse, ce qui participe à l’emploi de tous. La venue d’un nouveau travailleur n’évince pas un travailleur en place, et la quantité de travail d’une économie n’est pas comme un pizza de taille fixe où ce qui va à l’un est pris à l’autre. Qui irait dire, par exemple, que la venue des femmes sur le marché du travail crée du chômage pour les hommes ? Ou, en sens inverse, qui soutient encore que le passage à 35 heures, c’est-à-dire un rationnement forcé de l’offre de travail, a réellement soutenu l’emploi et l’économie française ?

Les auteurs – c’est la nouveauté de l’étude – précisent l’un des mécanismes majeurs derrière cet effet d’offre. Un travailleur sans papier est en effet sans moyen de défense face à son employeur (certes, un peu moins aujourd’hui où il y a raréfaction). Dit techniquement, ce dernier est en position de monopsone (un monopole à l’achat) face à ses employés, qu’ils soient sans papier ou réguliers, puisque pèse toujours la menace de prendre un autre travailleur sans papier. La régularisation change radicalement le rapport de force et rétablit les conditions d’une meilleure concurrence. Or, celle-ci a les effets qu’on connaît habituellement : elle ouvre le marché, non seulement des secteurs ou régions les plus concernées par le travail illégal, mais aussi sur le marchés des biens et services : davantage d’activité pour les restaurants, davantage de chantiers ouverts pour la construction, etc. Les entreprises, face à une concurrence rendue plus difficile pour attirer la main-d’œuvre, sont contraintes d’accroître les salaires et/ou d’améliorer les conditions de travail. Comme elles le font toutes, il est difficile pour une entreprise de jouer franc-tireur, de sorte que l’effet se propage sur leurs prix et rétablit une part de l’équilibre de rentabilité entre les secteurs à main-d’œuvre faiblement qualifiée et ceux fortement qualifiée. C’est ce qui à son tour persuade certains travailleurs français d’accepter ce type d’emploi.

Le graphique ci-dessous fait figurer ce qu’a été l’emploi pour les travailleurs immigrés et français (en gras) et ce qu’il aurait été sans la mesure (en trait gris simple).

 

 

Il y a toujours le fameux effet de l’« appel d’air » qu’une telle libéralisation pourrait provoquer. En 1981, le gouvernement avait répondu à de possibles effets d’aubaine en limitant la régulation aux travailleurs disposant déjà d’une activité salariée depuis plus d’un an. L’enjeu de la discussion parlementaire va être le serrage de vis supplémentaire, si c’est possible, que les autorités vont donner à l’entrée sur le territoire en contrepartie de cette facilité donnée aux entreprises. Une chose semble avérée en tout cas, selon cette étude : cela ne nuit ni aux salaires ni à l’emploi.

Et cette remarque plus générale pour finir : quand on parle de concurrence, on a tous en tête que l’ennemi de la concurrence, c’est le monopole, le vendeur en position hégémonique. On oublie trop facilement l’acheteur en position hégémonique, c’est-à-dire le monopsone. Celui-ci fait autant de mal.