Le défaut sur une dette crée une cassure, un chaos, qui fait potentiellement passer les parties prenantes dans le domaine du conflit puisque le contrat est rompu : « Tu me dois de l’argent. Tu ne payes pas. On fait quoi ? » Il a fallu des siècles d’évolution juridique et institutionnelle pour que les dommages sociaux liés à un défaut restent raisonnablement contenus. C’était l’esclavage pour celui qui n’honorait pas sa dette à l’époque romaine, et la prison dans l’Angleterre de Dickens. Malgré les progrès, le droit des faillites reste encore le domaine le moins stabilisé du droit commercial.

Le droit français vient de connaître une évolution d’une importance majeure. En application d’une directive européenne de 2021, une restructuration de la dette de l’entreprise qui touche au capital peut désormais s’imposer aux actionnaires. Ils perdent ainsi leur pouvoir de blocage. Dans le régime précédent, la conversion de dette en capital, un outil commode dans beaucoup de restructurations, passait en assemblée extraordinaire des actionnaires, leur conférant un droit de veto et donc un possible chantage. L’auteur de cette tribune a été témoin, il y a une dizaine d’années d’une faillite importante où les obligataires ont fait alliance avec les actionnaires pour forcer la banque — pourtant premier créancier de loin — à un abandon de créances supplémentaires. Obligataires et actionnaires se sont partagés le gain. Cela voulait dire, usant de la terminologie des options, que les fonds propres, qu’on peut voir comme une option d’achat sur les actifs de l’entreprise écrite à la valeur nominale de la dette, reprenaient provisoirement de la valeur tandis qu’ils tombaient « en dehors de la monnaie ».

Avec le nouveau régime, les créanciers seront davantage à égalité entre eux face au sacrifice qu’il leur faut consentir. Et les actionnaires ne pourront plus survaloriser leurs titres et constateront souvent qu’ils ont tout perdu. Cette réforme complète la grande réforme introduite en 2005, à savoir la procédure de sauvegarde. Celle-ci permet au management d’une entreprise en difficulté de rester en place le temps de mettre sur pied une solution avec les créanciers. Cela limite le risque que, par peur d’être débarqué, un management aux abois cache le plus longtemps possible la vraie situation de l’entreprise. Mais la sauvegarde permet aussi un moratoire sur les dettes pendant la procédure, ce qui joue — du moins facialement — contre l’intérêt à court terme des créanciers et en faveur des actionnaires.

Avec la suppression de la faculté de blocage, on replace un peu le curseur en faveur des créanciers. Cela permet de rappeler un point juridique de base : l’actionnaire est le « créancier ultime », c’est-à-dire que ses droits sur l’actif de l’entreprise, le dividende par exemple ou ce qui reste dans une procédure de liquidation, passent après que tous les autres créanciers ont été défrayés. L’actionnaire n’est pas « exproprié » à la suite de la dilution qui suit une conversion de titres de dette en actions. D’ailleurs, dit le droit, l’actionnaire n’est pas à proprement parler « propriétaire de l’entreprise », c’est-à-dire de ses actifs économiques. Détenir une action de Saint-Gobain, par exemple, ne lui donne nullement le droit de rentrer à son gré dans l’une des usines en prétendant « être chez lui ». Il n’est propriétaire que de ses actions qui lui donnent des droits financiers et politiques très étendus sur l’entreprise en tant que personnalité morale, en contrepartie de la position la moins sécurisée dans les droits sur les actifs.

Cette réforme va accroître le degré d’information de tous sur les chances de rebond ou de chute de l’entreprise. Elle rend plus fluide la procédure, puisque, dès son ouverture, des classes de créanciers, dont les actionnaires, sont créées, les regroupant selon ce qu’on juge être leurs intérêts communs. Le plan de restructuration est alors soumis au vote de chacune d’elles pour être négocié au mieux de l’équilibre conjoint, avec une priorité aux créanciers les plus sécurisés. Ce pilotage accroît le rôle du juge et de son bras opérationnel, l’administrateur judiciaire. Dans ce jeu complexe, un arbitre serein est souvent utile.

Certains craignent que des fonds spécialisés en rachat de dettes décotées profitent à plein de cette réforme. À tort. Ils sont déjà là. S’agissant d’acteurs rompus à ce type de négociation, leur présence contribue plutôt à fiabiliser le prix de la dette et à diffuser l’information. Signalons pour finir que, avec une telle réforme, les droits nationaux de la faillite convergent, certes très lentement, vers un régime commun au sein de l’Union européenne et, surprise, le droit français est l’un de ceux en Europe qui aura le moins de chemin à faire. Voici un élément de visibilité accru à la fois pour les entreprises et les investisseurs.

 

Cet article a été publié sur Option Finance le 16 juin 2023.