Il est à peu près acquis que les économies de marché, en temps de paix, mettent spontanément en œuvre des forces poussant à l’inégalité des revenus et de patrimoine. Les mécanismes tournent quasiment toujours autour du capital économique. Citons : l’endettement n’est pas accessible à tous et permet, grâce au levier financier, un rendement supérieur du capital ; le régime de la propriété intellectuelle est très favorable, le rendement des actions est supérieur à ce que commande leur risque (equity puzzle), les gros patrimoines ont une capacité à s’autoassurer, le régime de responsabilité limitée pour la détention des entreprises donne à la fois liquidité et rendement à l’actionnaire, etc. Voir ce billet de Vox-Fi pour un topo.

Il y a bien sûr des forces contrecarrantes. Par exemple, le jeu de la concurrence supprime normalement les rentes non protégées. L’autorité publique intervient sur les mécanismes spontanés de marché par la fiscalité ou la production de biens publics. Plus simplement, riches ou pauvres, nous mourrons tous un jour ou l’autre, et nos héritiers ne savent pas toujours bien mener la barque.

Mais ce qui semble attesté, c’est que lors des périodes de paix, les forces centrifuges l’emportent et l’inégalité des revenus et patrimoines s’accroit.

Qu’en est-il depuis l’origine des temps historiques ? Qu’est-ce qui fait que l’inégalité oscille selon les périodes historiques, sans être sur une tendance toujours croissante.

C’est là qu’interviennent les quatre cavaliers du Grand nivellement, qu’on pourrait dépeindre avec les mêmes traits qu’utilisait Dürer quand il dessinait les quatre cavaliers de l’apocalypse. Ils font l’objet d’un livre, sinistre dans les faits exposés mais plaisant à lire, de Walter Scheidel, Une histoire des inégalités de l’âge de pierre au 21e siècle, Actes Sud, 2021.

Les voici, ces quatre cavaliers : la guerre de masse, la révolution, l’effondrement de l’État, la pandémie. Quand l’un d’eux survient – et ils arrivent souvent en escadrille –, ce n’est que malheur et désolation. Les moins bien lotis en prennent plus que leur part. Mais à leur départ, on assiste en général à un rebond social accompagné d’un resserrement de l’écart entre riches et pauvres. Voyons chacun d’eux :

La guerre de masse

Les guerres avaient autrefois des effets ambigus à court terme sur la répartition des richesses : le pillage avait tendance à atterrir dans la poche des plus riches parmi les vainqueurs, la destruction des récoltes apportait la misère paysanne. Pour que la guerre puisse niveler les disparités de revenus et de richesses, elle doit pénétrer la société dans son ensemble, mobiliser les gens et les ressources à une échelle qui n’était souvent possible que dans les États-nations modernes ou en constitution. La Guerre de 30 ans en Europe a probablement été la première de telles guerres. Mais c’est surtout le cas des deux guerres mondiales du XXe siècle. Elles ont été parmi les plus grands facteurs de nivellement de l’histoire : destructions physiques du capital, fiscalité confiscatoire pour financer la guerre, inflation, réquisitions se combinent pour détruire ou prélever le capital là où il est, c’est-à-dire chez les riches.

La guerre crée aussi une forme de solidarité face à l’épreuve où riches comme pauvres sont frappés, ce qui facilite les actions redistributives de l’État. En tout cas, le Japon, qui était en 1938, un des pays les plus inégalitaires au monde (0,1% de sa population possédait 19,9% du revenu national avant transfert). Ce même 0,1% a perdu 97% de son patrimoine entre 1936 et 1949. Ruinés !

Dans son livre de 1982, The Rise and Decline of Nations, l’économiste Mancur Olson notait déjà que les puissances de l’Axe, Allemagne et Japon, se sont relevées avec une rapidité étonnante de leur défaite catastrophique : la guerre et la prise en main par l’occupant a détruit les groupes d’intérêt, notamment les cartels économiques, les lobbys et les associations professionnelles, ouvrant le jeu économique à quantité d’acteurs qui seraient restés dans l’ombre dans la société figée d’avant-guerre et réduisant l’inégalité.

 

La révolution de masse

Les exemples abondent. La Révolution française où l’inflation (les assignats) et la saisie sans indemnisation des biens de l’aristocratie et de l’Église ont redistribué massivement les patrimoines, essentiellement au profit de la bourgeoisie naissante. Mais rien de comparable avec les révolutions communistes russe et chinoise. Pour la Chine, on estime que le premier décile en richesse possédait la moitié des terres agricoles avant la prise de pouvoir de Mao en 1949. Tout cela a été nationalisé sans indemnité à l’arrivée. La Chine avait quelque expérience : le soulèvement Taiping, entre 1850 et 1864, au moment des guerres de l’opium initiée par la Grande-Bretagne, a ravagé les campagnes en causant de l’ordre de 20 millions de morts.

 

L’effondrement de l’État

Dans les sociétés prémodernes, la richesse de l’élite provenait principalement de deux sources : comme aujourd’hui par l’accumulation de capital, principalement la terre, mais aussi – qu’on pense à Rome – par l’accumulation prédatrice par le biais du service de l’État, de la corruption et du pillage. Or ces deux sources de revenus dépendaient essentiellement de la stabilité de l’État.

Or, les renversements de régime advenaient : de la chute de la dynastie Tang en Chine au VIIe siècle, de la dynastie Ming au XVIIe siècle, mais aussi une chute lente mais inexorable de l’Empire romain par décomposition de l’État, puis la chute des empires aztèques et incas, encore qu’ici le quatrième cavalier, la pandémie apportée par le conquérant espagnol a donné un sérieux coup de main. La décomposition de la Somalie est un triste exemple moderne.

 

Les épidémies

Il s’agit là, et de loin, du niveleur le plus redoutable. La Grande Peste au XIVe siècle a ravagé la moitié de la planète. Partie du désert de Gobi en 1320, elle a atteint le Moyen-Orient vers 1345, a balayé la moitié de la population de Constantinople en 1347 et est arrivé en Europe occidentale en 1348. On estime aujourd’hui que la population européenne, qui était de 94 millions en 1300 est tombée de 68 en 1400. L’effet économique de cette énorme saignée est maintenant bien documenté : la production agricole, repliée sur les terres les plus fertiles, et la rareté de la main-d’œuvre ont provoqué une élévation sans égal du revenu par tête. Comme le montre le graphique ci-dessous, l’ouvrier anglais vivait mieux au milieu du XVe siècle qu’à la fin du XIXe siècle. La part de la richesse nationale en Angleterre des 5% les plus riches est passé de 45% à un peu plus de 30% entre 1300 et 1450.

 

 

Hispaniola, la belle île où Christophe Colomb a mis pied, comptait probablement entre 100 et 200.000 Taïnos avant sa venue. Mais variole et rougeole, débarquées avec lui, ont fait tomber la population à 60.000 en 1508, 18.000 en 1519 et moins de 2.000 en 1542. Les prédations des conquistadors n’ont probablement eu qu’un rôle marginal à cet égard, même s’il a été plus durable. Voir la chute démographique des populations d’indiens sur l’actuel territoire des États-Unis (ici dans Vox-Fi). Sur l’ensemble du territoire aujourd’hui appelé Mexique, la population était de l’ordre de 25 millions. La mortalité s’est élevée à environ 60%. Mais, comme pour la Grande peste, on a pareillement observé une fort rebond du niveau de vie des populations autochtones, d’après ce qu’on sait des statistiques sur la région de Mexico, mais qui a dû attendre le début du XVIIe siècle, car les Espagnols n’ont accepté que très tardivement de desserrer le très sévère régime des encomiendas, qui était de fait un quasi esclavage.

Comme signalé plus haut, un cavalier attire souvent les autres. La guerre fait chuter les États, mais l’effondrement d’un État entraîne des guerres civiles, voire des interventions extérieures. Les épidémies viennent derrière comme on l’a vu avec la grippe espagnole de 1917, probablement apportée en Europe par les soldats étatsuniens (voir ici Vox-Fi). La révolution entraine la chute des États et suit ou provoque des guerres, comme le montrent les révolutions française et russe. C’est le dur destin de l’humanité que de subir, ou plutôt de produire, des calamités de la sorte.

Faudrait-il que Dürer en soit à rajouter un cinquième cavalier sur son fameux tableau, celui du chaos climatique ?