Formuler des valeurs est souvent trop succinct pour expliciter la culture d’une entreprise. Un travail plus approfondi doit être réalisé pour identifier les « modes de raisonnement » des deux entreprises qui fusionnent et ainsi donner des clés de lecture permettant aux acteurs issus de « mondes organisationnels » différents de collaborer dans un nouveau système à construire ensemble.
Les études nous le rappellent régulièrement. Beaucoup de fusions n’apportent pas les résultats escomptés, voire aboutissent à des pertes financières colossales. Une étude récente du cabinet de conseil en stratégie EightAdvisory constate que seules 40% des opérations de fusion-acquisition atteignent les objectifs de synergies attendues. La principale raison de ces échecs serait le manque de prise en compte des cultures d’entreprise. Selon ce cabinet, « 92 % des entreprises sous-estiment l’importance de la culture ».
Complémentarité des marchés et des produits, intégration horizontale ou verticale, renforcement des capacités de recherche et développement, mutualisation des structures, etc. Quelles que soient les raisons de ces opérations de rapprochement, celles-ci sont généralement motivées par des synergies organisationnelles et financières dont les résultats attendus sont suffisamment élevés pour déclencher la décision de l’opération.
Les opérations de fusion-acquisition sont généralement sécurisées sur les aspects techniques, jugés comme compliqués et nécessitant d’être mis sous contrôle : les sujets juridiques, les systèmes d’information et les bases de données, les processus et les modes de fonctionnement communs, l’organisation, etc. Les dimensions humaines sont souvent appréhendées au travers des effectifs, de l’organigramme, des rôles et responsabilités dans la nouvelle organisation cible. Tous ces éléments relèvent cependant des structures organisationnelles. Aucun ne traite véritablement des problématiques humaines : l’intérêt des acteurs à coopérer dans ce nouveau système, l’envie de construire une nouvelle entreprise qui dépasse les deux précédentes sans que l’une s’impose à l’autre, la compréhension mutuelle des spécificités culturelles et du sens porté à l’action dans chacune des entreprises d’origine. Le cabinet EightAdvisory a constaté que moins de 50 % des entreprises sondées avaient mis en place un chantier dédié à la gestion du changement dans leurs démarches d’intégration.
AOL Time Warner, Daimler-Benz et Chrysler, plus récemment la reprise d’Alcatel-Lucent par Nokia, de nombreuses fusions, concernant des multinationales ou des entreprises plus modestes, se traduisent par des pertes de valeur considérables, se chiffrant parfois en milliards de dollars ou d’euros. À chaque fois, c’est l’absence de prise en compte des cultures d’entreprise qui est mise en cause.
On a trop souvent tendance à réduire la culture d’entreprise à des valeurs partagées. Certaines entreprises mettent en place des chantiers « valeurs ». Parfois, l’envie d’aller vite vers la création de la nouvelle entreprise conduit à se focaliser uniquement sur la définition de « nouvelles valeurs » supposées faire sens pour les collaborateurs. Cette initiative de bon sens tournée vers l’avenir ne prend cependant pas en compte le fait que les collaborateurs ont des cultures d’origine qui peuvent leur servir de refuge. Le travail sur l’avenir a peu de prise si on ne purge pas le passé, c’est-à-dire si on ne reconnaît pas les différences. Cette reconnaissance des spécificités de chacun permet de les dépasser pour ensuite se projeter ensemble dans un futur commun.
La culture d’entreprise ne se réduit pas à l’affichage de valeurs d’entreprise.
Mais faire ce travail d’explicitation des cultures d’origine en s’appuyant uniquement sur la formulation de valeurs est également un piège. La culture d’entreprise ne se réduit pas à l’affichage de valeurs d’entreprise. Une valeur n’est qu’un mot, or chacun sait que derrière un terme de multiples interprétations peuvent avoir cours. Ainsi, par exemple, deux éditeurs de logiciels ayant chacun réalisé une démarche de définition de leurs valeurs de façon participative avant de fusionner avaient défini plusieurs valeurs quasiment identiques. Ces valeurs communes donnaient l’illusion que les cultures de ces deux entreprises étaient proches, ce qui devait faciliter la fusion. Si les deux entreprises mettaient en avant comme valeur principale les distinguant sur leur marché « Accompagnement client », les réalités derrière ce terme étaient très différentes. D’un côté, l’une des entreprises développant un outil en mode saas (software as a service) « imposait » sa solution à ses clients puisque les fonctionnalités se limitaient à celles proposées et les paramétrages étaient faibles ; de fait, « Accompagnement client » signifiait mettre en place un dispositif très riche pour accompagner la prise en main de l’outil par le client (tutoriel, hot-line, aide à la reprise des données, etc.). De l’autre côté, l’autre entreprise proposait une solution très innovante qu’elle développait en « co-construction » avec trois clients ; « Accompagnement client » signifiait pour elle répondre à tout besoin formulé par ces clients quitte à modifier les priorités prévues au plan de développement.
Plus que des valeurs partagées, qui ne sont in fine qu’une forme d’expression de la culture, la culture est une grille de lecture, un mode de pensée partagé par l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise. La culture structure notamment les modes d’évaluation des pratiques et des décisions réalisées dans l’entreprise. C’est ce qui permet aux acteurs de savoir s’ils sont dans « le juste ».
Expliciter la culture d’une organisation suppose donc d’identifier les critères d’évaluation informels partagés par les collaborateurs : qu’est-ce qu’un bon professionnel ? Qu’est-ce qu’une bonne décision ? Comment prioriser différentes actions, au regard de quels éléments ?
Ainsi, par exemple, les deux éditeurs de logiciel mettaient tous deux en avant le fait de fonctionner avec la méthode Agile. Ils partageaient les mêmes outils, les mêmes pratiques et a priori les mêmes référentiels. L’un cependant, mettant au-dessus de tout l’efficacité industrielle, se tenait scrupuleusement à sa roadmap – le plan de développement des nouvelles fonctionnalités avec une visibilité à un an. L’autre, mettant au-dessus de tout la créativité et la co-construction avec ses clients, mettait à jour sa roadmap (construite également sur un an) tous les mois, conduisant à des changements permanents des activités prévues pour les développeurs. Dans le premier cas, cette capacité à tenir un plan d’action structuré dans la longue durée lui apportait une efficacité industrielle redoutable, mais la rendait incapable de la moindre innovation. Dans le second cas, l’entreprise était extrêmement innovante au prix d’un désordre organisationnel et d’un déficit financier élevé.
Alors que ces deux entreprises étaient supposées avoir les mêmes valeurs, après quelques semaines de travail en commun sur la mise en œuvre de l’intégration, les dirigeants sont arrivés à la conclusion que les équipes ne se comprenaient pas et n’arrivaient pas à avancer sur les sujets. Un travail plus approfondi d’identification des fondements de chaque culture et leur partage a permis de nommer les différences, de leur donner du sens, de reconnaître la pertinence et les limites des modes de fonctionnement concrets, et ainsi de formuler des problèmes opérationnels auxquels les équipes devaient apporter des réponses en intégrant les spécificités de chacun.
Donner du sens aux cultures d’origine en explicitant les « modes de raisonnement » facilite l’acceptabilité de la différence de « l’autre ». Cela permet de comprendre les différences et de les dépasser pour construire une nouvelle organisation en posant des bases et de nouveaux modes de pensée communs.
Cet article a été publié sur le Finance&Gestion 407.